Par le docteur Martin Sherman
Paru dans le Jérusalem Post le 17 décembre 2015
Traduit en français par Jean-Pierre Bensimon (source)
Bernard Henri Lévy fait partie des sujets que la diplomatie israélienne devrait prendre en charge. Ce serait beaucoup plus judicieux que de s’intéresser à tel ou tel homme politique en exercice, surtout hors des États-Unis.”“Vous combattez le djihad, oui. Mais n’avez-vous pas greffé sur le combat contre le djihad, un combat contre l’ensemble du peuple palestinien ? Je ne pense pas comme vous… Il y a beaucoup de modérés au sein du peuple palestinien. Il y a encore… des gens qui veulent réellement un État et qui désirent bâtir leur existence dans cet État… Ce serait une grande erreur de ne pas leur donner une chance… Et ce serait une erreur encore plus grande de les priver de cette chance dans l’avenir… Si vous devez mener une guerre juste contre l’islamisme, le djihadisme, ce n’est pas une raison pour mener une guerre injuste en même temps. C’est absurde.“
Bernard Henri Lévy, décembre 2015
La semaine dernière, (*) une chaîne de télévision éducative israélienne a diffusé une interview de Bernard Henri Lévy, le philosophe français mondialement connu. Elle était menée par Kobi Meidan, au cours d’un programme apprécié, Hotzei Israël. (A travers Israël, disponible sur Youtube).
L’interview a été un événement médiatique de niveau modeste, incapable de dépasser les slogans stéréotypés dont nous sommes saturés sur l’islam et sur Israël ces dernières décennies.
Le choix de mon sujet est-il stupide ?
Je suis raisonnablement convaincu que le choix de ce sujet va provoquer un froncement de sourcils chez un bon nombre de lecteurs, en particulier à l’Ouest de l’Atlantique. Un intellectuel européen sans responsabilités politiques, n’exerçant aucune fonction lui permettant de peser sur les décisions politiques, mériterait-il que je lui accorde un article entier ?
Ce choix peut sembler d’autant plus étrange que des sujets d’actualité de grande importance sont survenus la semaine dernière. (*) Par exemple l’interview du Secrétaire d’État John Kerry au New Yorker, où avec une irritation puérile il a accusé Israël d’être responsable de l’impasse du “processus de paix”, ou bien, l’allégation outrageante du Secrétaire général Ban Ki Moon justifiant le terrorisme palestinien contre les Juifs dans son discours de Djakarta, ou encore la diatribe misérable de Mahmoud Abbas à Ramallah en guise de justification de la vague de folie judéocidaire des « loups solitaires » palestiniens.
Mais ce scepticisme sur mon choix n’est peut-être pas fondé. Bernard Henri Lévy fait partie des sujets que la diplomatie israélienne devrait prendre en charge. Ce serait beaucoup plus judicieux que de s’intéresser à tel ou tel homme politique en exercice, surtout hors des États-Unis.
Après tout, des “élites intellectuelles” non élues ont un impact déterminant sur le contenu et sur le style du débat public international sur le conflit israélo-arabe.
C’est à partir de ce discours que les responsables en charge des décisions forment leur vision des contraintes et des alternatives de leur politique. Cela confère donc à ces élites une influence décisive sur les choix politiques, même indirectement.
Pourquoi Bernard Henri Lévy ?
À de nombreux égards Bernard Henri Lévy est l’archétype de ce “pouvoir des intellectuels.”
Décrit par le Huffington Post comme “l’un des essayistes à succès les plus estimés en Europe,” ou ” l’intellectuel peut-être le plus important en France aujourd’hui” par le Boston Globe, il a été inscrit par le Jérusalem Post sur la liste des “50 Juifs les plus influents au monde.“
Selon un article du New York Observer du début de l’année, Lévy, connu en France par ses initiales “BHL” a été proche de plusieurs présidents depuis François Mitterrand, indépendamment de leur couleur politique. Ce dernier envoya même un avion militaire dans la Bosnie en guerre pour le ramener en France, pour qu’il ne soit pas en retard à la cérémonie de son mariage [avec Arielle Dombasle en 1993 ndt].
De nombreuses sources ont crédité BHL d’un fort ascendant sur le Président Nicolas Sarkozy. Cela lui aurait permis d’assurer un soutien aux rebelles hostiles à Kadhafi et de pousser à une intervention militaire en Libye. Selon Harper’s Magazine, dont l’article affirme en exergue que “le philosophe français Bernard Henri Lévy tient le monde sous le charme de ses paroles,” BHL entretient des relations d’amitié avec des personnages importants des médias américains comme l’animateur de télévision Charlie Rose, Fareed Zakari de CNN, ou Arianna Huffington et Tina Brown (The Daily Beast).
Ses prises de position soulèvent un intérêt considérable dans le monde, et il publie fréquemment des éditoriaux dans les médias les plus prestigieux comme The Wall Street Journal, le New York Times, le Financial Times et The Economist, pour n’en citer que quelques-uns. Son influence et sa présence dans les médias ont été facilitées, les moins charitables diraient ‘rendues possibles’, par sa fortune personnelle considérable léguée par son père.
Mais quel qu’en soit le motif, son influence et la large couverture octroyée à ses déclarations et à ses écrits sont indiscutables.
Par conséquent, quand cela concerne Israël, il faut prendre note de ses opinions et leur donner une réponse appropriée.
Solidarité spécieuse ?
Ce qui est sûr, c’est qu’à la différence de nombreux intellectuels européens de gauche, BHL n’est pas un critique viscéral d’Israël. Tout au contraire, il a signé plusieurs articles vraiment favorables à Israël en général, et à l’armée israélienne en particulier.
Mais c’est peut-être précisément à cause de ces sentiments résolument favorables à Israël que ses critiques de la politique israélienne, bien intentionnées mais sans fondements, sont potentiellement plus préjudiciables, en particulier sur la question palestinienne. (**)
Son interview de la semaine dernière à la télé israélienne a illustré cet aspect des choses. BHL a déclaré qu’il était en Israël pour manifester sa solidarité dans un moment pénible où déferle une vague prétendument «spontanée» d’attentats terroristes individuels. Cependant une part considérable de ses analyses était totalement erronée. Il est plus que probable que les détracteurs d’Israël s’en empareront pour diffamer le pays et l’effort de défense de ses citoyens contre le terrorisme palestinien.
L’interview a commencé par un compte rendu personnel succinct des attentats de Paris attribués à l’État islamique, suivi d’une description conventionnelle des offensives actuelles de l’islam radical sur toute la planète. En réponse à une question pour savoir si nous sommes en plein milieu de la troisième guerre mondiale, BHL a répondu par des évidences.
Il a appris au public qu’il s’agissait d’un conflit de dimension mondiale entre des “barbares” modernes dépeints sous les traits du vieux fascisme d’un côté, et de l’autre, la démocratie et la civilisation. Mais ce conflit ne correspondrait pas à l’ancien modèle d’affrontement avec des lignes de front et des ennemis identifiables.
En Israël, rares sont ceux qui trouveront là des révélations bien révolutionnaires. Mais la partie la plus troublante de l’interview était encore à venir.
Distinction correcte ; prescriptions erronées
Quand on lui a demandé “le terrorisme… qui a attaqué à Paris et qui s’installe [dans les rues d’Israël] aujourd’hui, est-il de même nature” BHL a hésité un peu, suggérant qu’il fallait faire une distinction entre “les deux choses.” Il a observé que “à l’évidence, ici il y a un contexte. Et ce contexte c’est la question israélo-palestinienne… Cela n’a rien à voir avec la France, [c’est] spécifique à Israël… “
Je suis d’accord ! Le terrorisme judéocide arabe et arabo-palestinien en particulier, qui sévit aujourd’hui contre les Juifs et l’État juif, est différent de la vague mondiale de violences djihadistes qui gagne aujourd’hui la plupart des régions du monde. Il existe indépendamment de cette vague. Cela ne signifie pas qu’il soit sans lien avec elle, qu’il soit plus bénin ou plus susceptible d’apaisement. C’est tout le contraire. Il est antérieur au déferlement islamiste actuel et il en est plus tenace et plus pernicieux. La solution du premier n’atténuerait en rien la malfaisance du second.
Aussi, bien que BHL ait raison de faire le distinguo, il a totalement tort quand il explique le terrorisme palestinien en prétendant qu’il sévit dans “le contexte de l’impasse où se trouve le camp de la paix dans ce pays.”
Les racines de la violence palestinienne contre les Juifs sont apparues bien avant l’existence du soi-disant “camp de la paix” ou de “l’occupation” israélienne en Judée-Samarie, le soi-disant casus belli des Arabes palestiniens avec l’État juif (voir mon texte “Réévaluation des ‘ causes profondes’ et des ‘ faux-fuyants’ “- 7 octobre 2011). En fait, juste avant la guerre des Six-jours de 1967, Ahmed Choukeiry, le prédécesseur d’Arafat à la présidence de l’OLP, menaçait déjà : “il n’y a pas de solution intermédiaire. Les Juifs de Palestine doivent partir… Aucun d’entre eux ne doit survivre… Nous devons détruire Israël et ses habitants… “
Entretenir le mensonge
En laissant entendre que l’impasse parfaitement prévisible (et d’ailleurs prévue) du “processus de paix” est d’une certaine manière la cause du terrorisme perpétré par les Arabes palestiniens, BHL donne de la force à la fiction ridicule de John Kerry, Ban Ki Moon et Mahmoud Abbas évoquée au début de cet article.
BHL déplore l’absence d’un État palestinien : “il y a urgence. Je dis cela depuis 40 ans. Il devient de plus en plus urgent de régler cette question pour bâtir une solution à deux États… et donner un État aux Palestiniens. J’en suis persuadé depuis mon adolescence.” [Il est à noter que lorsque BHL était en âge d’adolescence, c’était avant la Guerre des Six Jours en 1967, avant que l’Etat d’Israël ne libère Jérusalem et la Judée-Samarie. Ndt]
Naturellement, ce raisonnement occulte le fait que pendant presque deux décennies le territoire actuellement revendiqué pour un État palestinien, la soi-disant panacée contre le terrorisme, était gouverné par des Arabes. Il n’y a pas eu à l’époque la moindre intention d’établir cet État. C’est tout le contraire. Les efforts des Arabes visaient exclusivement la destruction de l’État juif, alors cantonné au périmètre de la ligne verte de 1949, et son remplacement par un État arabe. Jusqu’en juillet 1988, bien après ” l’adolescence” de BHL, le roi Hussein de Jordanie demandait encore que “la Rive ouest du Jourdain” y compris Jérusalem Est revienne à la couronne hachémite. Par ailleurs, c’est seulement en 1987 que le Hamas est né. Il était la première composante ouvertement islamiste du terrorisme palestinien, marqué jusque-là par le nationalisme arabe et un certain penchant pour le socialisme et le marxisme.
Radicalement fallacieux
Cependant, avant cette époque, les atrocités terroristes les plus brutales avaient été perpétrées, souvent par des terroristes palestiniens qui, comme je l’ai mentionné dans des articles précédents, n’étaient pas même musulmans, à l’image de George Habbash, Nawef Hawatmeh et Wadie Haddad.
Voici donc un catalogue très incomplet des bains de sang qui ne peuvent pas être attribués à des djihadistes ou des islamistes extrémistes. La Jordanie demandait alors le contrôle de la “Rive occidentale du Jourdain.” Un courant islamique significatif au sein du terrorisme palestinien n’existait pas encore.
[On peut citer] le massacre du bus scolaire Avivim (1970), le massacre de l’aéroport de Lod (aujourd’hui aéroport Ben Gourion) en 1972., le massacre de la Route côtière (1978), et les carnages des aéroports de Vienne et de Rome (1985) pour en rappeler un petit nombre. Ils firent de nombreux morts et des mutilés par centaines.
Il est donc excessivement charitable à l’égard des Palestiniens, et extrêmement fallacieux, de nous suggérer de nous soucier seulement de mener une “guerre juste” contre les éléments islamistes ou djihadistes de la société palestinienne, et de nous abstenir de mener une guerre soi-disant “injuste” contre les autres factions, comme BHL le recommande dans l’extrait cité au début de ce texte.
En fait, ce serait une dangereuse illusion. Comme l’a montré la réalité rappelée plus haut, l’adversaire [non islamiste] n’était pas moins acharné et meurtrier. L’hostilité judéophobe qu’affichent les Arabes palestiniens est une réalité abstraction faite de l’islamisme, bien que ces dernières années ce dernier lui ait donné un coup de fouet.
Un pessimisme pertinent
En dépit de la masse de preuves qui démentent ses convictions d’adolescent, BHL s’y cramponne “plus que jamais.” Il réprimande les dirigeants israéliens pour leur excès de pessimisme, les accusant de mettre en péril les valeurs chéries du sionisme. Il vise plus particulièrement Netanyahou pour son pessimisme “pernicieux”.
Mais ce pessimisme semble bien justifié, indépendamment de l’islamisme, quand on se penche sur la rhétorique et le comportement de l’actuelle direction palestinienne, en commençant par Mahmoud Abbas. Il a publiquement déclaré qu’il ne reconnaîtrait pas Israël en tant qu’État juif. Plus récemment, il a dit que la seule présence des Juifs, avec leur “pieds sales” est en elle-même une profanation des lieux saints musulmans.
Il y a aussi Jibril Rajoub. Peu après avoir été invité à participer à une conférence de hautes personnalités à Tel-Aviv (2013), il a déclaré à la télévision libanaise que si les Palestiniens avaient des armes nucléaires, ils les utiliseraient contre Israël.
L’ambassadeur palestinien au Liban, Abbas Zaki, a avoué ouvertement sur une station de télévision libanaise qu’une solution à deux États n’était rien d’autre qu’un piège en deux étapes qui conduirait à “l’effondrement d’Israël.” Et ce dimanche, le chef des négociateurs palestiniens, Saeb Arekat, a considéré que la présence du drapeau national de son partenaire de paix potentiel était si offensante qu’il refuserait de participer à la conférence où il était invité s’il n’était pas retiré.
On imagine le scandale qui se serait produit si les dirigeants israéliens se conduisaient de cette façon dans des circonstances similaires.
Un optimisme déplacé
En fait, la vision optimiste de BHL selon laquelle il y a suffisamment de Palestiniens modérés pour faire des deux États une réalité, est sévèrement mise à mal par de récents sondages. Ils montrent que non seulement une solide majorité des Palestiniens rejette l’idée des deux États, mais aussi qu’elle soutient l’actuelle vague de violence.
L’optimisme est une qualité louable, mais s’il n’est pas fondé sur des faits, il est extrêmement irresponsable d’en faire le principe d’une politique. Au Moyen-Orient, cela peut conduire à une erreur irréparable.
(*) L’article de Martin Sherman date du 17 décembre 2015, soit huit semaines avant la présente traduction. Il conserve aujourd’hui toute son actualité.
(**) Souligné par le traducteur
L’auteur : Martin Sherman est un universitaire. Il dirige l’Institut israélien d’études stratégiques dont il est le fondateur. (www.strategic-israel.org). Il a été conseiller politique du gouvernement israélien de Yitzhak Shamir
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