Suite au débat choc entre Pierre Lurçat et Alain Finkielkraut animé par Antoine Mercier et diffusé sur Youtube, Elie B. Duran a publié ce texte brillant. Ayant jusque là de l’estime pour sa lucidité intellectuelle, Elie exprime sa déception face aux prises de positions de Finkielkraut depuis le début de la Guerre. Le fils d’Elie, Yossef Avner Duran Hy’d, combattant des commandos marins, est tombé dans la Bande de Gaza le 16 décembre 2023 à l’âge de 26 ans. MBH
Par Elie B. DURAN
À propos d’un philosophe qui se trompe de siècle et de pays
La première fois que je l’ai entendu — avec cette voix si reconnaissable, à la fois traînante et péremptoire — critiquer les “jusqu’à-boutistes du gouvernement israélien”, j’ai cru à une fatigue passagère. Une inflexion malheureuse. Un moment de flottement dans une pensée pourtant réputée pour son exigence.
J’étais déçu. Non par désaccord politique — qui m’importe peu — mais par ce ton, cet aplomb, ce manque d’examen dans ce qui s’apparentait, pour tout dire, à un relais de propagande antisioniste, dans sa forme la plus primaire. Un vieux fond de critique européenne, drapé dans le vocabulaire des droits, des valeurs, du messianisme universel. Le tout, servi sur un plateau par des héritiers d’un monde où l’on disserte à l’ombre des révolutions sans jamais les vivre.
Mais voilà que l’homme persiste. Qu’il creuse. Qu’il s’enfonce. Et ce n’est plus seulement la déception qui me prend, mais un sentiment plus âpre : celui de voir un penseur usé par son propre discours. Un philosophe vidé de substance, tournant autour de son ombre de Saint-Germain-des-Prés à la Place d’Italie comme si le monde juif, réel, charnel, dangereux, historique — celui des terrasses de Judée, des abris anti-missiles, des deuils non digérés — n’avait pour lui aucune prise.

Yossef Avner fils d’Elie Duran, combattant des commandos marins tombé le 16 décembre 2023 dans la Bande de Gaza
Il dit qu’il est “attaché à Israël”. Mais que reste-t-il de cet attachement ? Une forme d’émotion muséale, un reliquaire de Shoah transmis avec componction. Israël, chez lui, reste un mot, une projection, un décor d’archives — et non un lieu, un peuple, une lutte. Ceux qui sont véritablement attachés à Israël y vivent, s’y enracinent, s’y exposent. Ils ne laissent pas au confort de la distance le soin de juger ceux qui, ici, prennent les coups — et parfois les balles.

Aux limites de ce qui est humain: épreuves de sélection préliminaire des commandos marins (Shayetet 13)
Il ne voit pas — ou feint de ne pas voir — que ce qu’il appelle avec hauteur des “excès” ou des “dérives jusqu’à-boutistes”, ce sont souvent les gestes de ceux qui défendent les vivants au bord de l’effondrement. Il confond l’analyse avec la posture, l’objectivité avec le repli sceptique, la critique avec le confort de ne rien faire.

Interviewé par Nathalie Nagar le 18 mai 2025 sur i24news, dans un accès de fièvre, se référant aux ministres de droite dont Itamar Ben Gvir: “…Je n’ai rien à faire avec ces gens. Pour moi, ils sont monstrueux…”
Et que dire de ces militaires auxquels il fait appel comme garants de la sagesse, comme si un parcours dans Tsahal suffisait à donner l’auréole de l’équité ? Il ne dit pas que ceux-là — les Yaïr Golan, les anciens généraux de plateaux télé — ont pour la plupart quitté l’uniforme pour la politique, où leur parole devient non plus l’écho d’une nécessité stratégique, mais d’une ambition électorale. Il cite des témoignages de troisième main, alignés comme des arguments d’autorité, toujours dans un seul sens, le sien. C’est commode : ça évite de penser.
Qu’il vienne alors écouter les témoignages de ceux qui ont réellement vu. Ceux des enfants de mes amis. Ceux des frères d’armes de mon fils. Ceux-là peuvent lui raconter comment ils ont tiré son corps en sang, criblé d’un mur piégé par des civils soi-disant innocents. Civils, oui, mais armés. Innocents, non. Qu’il vienne entendre, et ensuite seulement, qu’il parle.
Le plus grave n’est pas qu’il se trompe. C’est qu’il donne des armes. Par ses critiques mal informées, par ses comparaisons erronées, par sa lecture erratique de l’histoire juive, il fournit à ceux qui veulent notre chute des arguments qu’ils ne méritent pas. À trop vouloir “penser contre soi-même”, il en oublie qu’il n’est pas seul en jeu, mais un peuple, une mémoire, une souveraineté constamment menacée.
Il y a dans ses propos une étrange révérence pour les grands principes universalistes, mêlée d’une indifférence quasi coloniale pour les réalités concrètes de notre existence juive. Comme si l’on ne pouvait parler de messianisme que depuis le confort d’un appartement parisien ou d’un micro de France-Culture et non depuis les ruines de Sdérot ou les tranchées de Gaza.
Ce messianisme-là, pourtant, n’a jamais été désincarné. Depuis Nahmanide jusqu’à Rav Kook, depuis les kabbalistes de Safed jusqu’aux sionistes visionnaires — même agnostiques — il s’est toujours enraciné dans la terre, dans le corps, dans le Retour. Le messianisme, s’il est, ne peut se dire qu’à partir d’Israël sur sa terre, et non depuis l’exil, fût-il académique.
Ce qu’il appelle messianisme n’est qu’une abstraction. Une idée flasque. Un messianisme de salon. Un messianisme “jusqu’à-bouddhiste” — cette expression trahit à elle seule l’embarras de sa pensée. Il la tire, il la tord, il veut universaliser ce qui ne s’universalise que dans le réel. Mais il tourne en rond, il ne va pas jusqu’au bout. Il n’a plus l’énergie d’y aller.
Alors qu’il accuse certains d’être des « jusqu’à-boutistes », il ne voit pas qu’il devient, lui, un post-sioniste intégral — non pas celui qui critique, mais celui qui a oublié ce que signifie revenir. Il n’a pas trahi par haine : il a trahi par fatigue. Il ne comprend plus. Il ne veut plus comprendre. Il pense encore, mais en rond. Il brasse de l’absolu, mais n’habite plus rien.
Et quand il convoque le judaïsme, c’est un judaïsme de bibliothèque, coupé de la poussière, des enfants, des colères, des résurrections. Il évoque la Shoah, mais comme une clé du passé, jamais comme une raison d’agir dans le présent. Il ignore qu’avant même Auschwitz, il y avait déjà une sève — celle de ceux qui montèrent à Hébron, à Safed, à Tibériade, à Jérusalem, bien avant les larmes, et sans attendre la pitié du monde.
Quant à l’humanisme qu’il invoque sans cesse — et qu’il oppose au sionisme réel — il ignore que les plus farouches antisionistes sont aussi les plus férocement antihumanistes. Il défend, sans le vouloir, ceux qui ne reconnaissent ni notre droit, ni notre langue, ni notre douleur. Il plaide la mesure pour ceux qui n’en ont aucune. Il parle d’universalisme à des exclusifs. Et il confond la morale avec la reddition.
Il parle de dévoiement, mais ne voit pas que les droits de l’homme, dans leur version contemporaine, sont des dérivés éloignés du christianisme, lui-même dévoyé du judaïsme. Le christianisme comme arme, comme empire. Et s’il a perdu sa famille dans la Shoah, qu’il comprenne qu’elle est le fruit de cet éloignement, de cette trahison, de cet échec. Israël est la seule réponse. Pas morale : existentielle.
Je reste effaré, aussi, quand il critique avec une assurance désinvolte ceux dont la pensée, pourtant, l’éclaire de très haut. Lorsqu’il s’en prend à Georges Bensoussan — dont l’intégrité historique et l’attachement profond à Israël n’ont jamais cédé au confort idéologique — ou à Daniel Sibony, dont la lecture du conflit conjugue philosophie, psychanalyse et anthropologie avec une acuité rare, il ne fait que révéler son propre aveuglement. Et lorsqu’il s’en prend, d’un revers, à des figures comme le Rav Oury Cherki, qui rappelle que l’identité d’Israël ne fut jamais réductible à une religion mais toujours à une souveraineté charnelle, portée par une mémoire, une langue, une terre, il démontre qu’il ne comprend plus la nature de ce Retour. La “religion” n’est venue qu’après, comme une béquille, une ossature de survie pour un peuple privé de frontières. Ceux qu’il attaque ne l’attaquent pas : ils le dépassent. Ils parlent du fond, là où lui glisse à la surface.

Le ministre Itamar Ben Gvir (à gauche) – cinq plans d’attentats terroristes contre sa vie déjoués par les services de sécurité.
Non, ce n’est pas Ben Gvir qui m’inquiète. Ce qui m’inquiète, c’est qu’un homme cultivé, issu d’un peuple qui a tant payé le prix de la lucidité, puisse aujourd’hui dire si peu, penser si faiblement, et croire qu’il éclaire quand il ne fait que brouiller.
Ce n’est pas sa critique qui dérange, c’est son abandon. Il ne manque pas d’intelligence : il manque d’âme. Et cela, on ne le corrige pas avec des citations. Mais peut-être, un jour, avec un billet d’avion.
Magnifique texte, en effet. Ce soi-disant philosophe semble figé dans une position d’identité traumatique, une figure spectrale parmi les victimes psychiques de la Shoah. Il ne peut — ou ne veut — s’en extraire, car c’est précisément cette posture qui fonde sa légitimité comme intellectuel “juif du système”.
Le judaïsme qu’il invoque n’a, en réalité, que peu à voir avec la tradition juive vivante : c’est une image façonnée par un regard chrétien, un judaïsme figé dans la souffrance, celui qui plaît au christianisme d’avant Vatican II — qui aime les Juifs crucifiés, morts ou martyrisés, mais surtout silencieux.
Son amour des victimes est absolu, mais il relève d’un universalisme chrétien, non d’un universalisme juif. C’est une universalité qui, loin de distinguer les rôles, confond l’agresseur et l’agressé, le bourreau et la victime, le Juif et le nazi — et parfois même les intervertit, comme dans une fable inversée.
Ainsi, dans sa lecture, le jusqu’au-boutisme n’est jamais attribué à l’exterminateur, mais à celui qui tente simplement de se défendre : au rabbin Kahane, à Ben Gvir, ou à tout Juif affirmant son droit à l’autodéfense. Que les massacres du 7 octobre aient pu conforter certaines de leurs analyses lui importe peu. Car à ses yeux, les Juifs doivent continuer à faire place à leurs meurtriers, même sur les lieux les plus chargés de leur histoire et de leur spiritualité — en Judée-Samarie — au nom d’un amour universel qui, au fond, s’accommode de leur disparition.
Ce philosophe moralise à distance, depuis le confort d’un pacifisme théorique, et accuse ceux qui défendent les leurs de trahir une éthique qu’il a lui-même déformée. Il se présente comme la voix du judaïsme, mais dans les faits, il s’oppose à tout judaïsme incarné, politique, enraciné.
Le paradoxe est là : en se réclamant des victimes, il finit par rejoindre une logique discursive partagée avec ceux qu’il prétend combattre — une rhétorique victimaire qui, comme celle du Hamas, absolutise la souffrance et dépolitise la violence, effaçant les rapports de responsabilité. La victoire il ne la cherche pas sur le terrain, il la cherche dans les esprits des hommes de pouvoir, qu’il idolatre ceux des médias, mais aussi des militaires de l’Etat major israélien en qui il voue un culte, sans etre capable de critiquer leurs responsabilités dans l’avènement du 7 octobre et dans la conduite d’une guerre qui ne peut etre gagnée, en approvisionnant le Hamas et lui permettant de fonctionner dans ses tunnels. .