Shmuel Trigano

Sans pour autant la reprendre sur tout point à notre compte, nous relayons une analyse de l’impact du phénomène Zemmour sur le judaisme de France par Shmuel Trigano, observateur des évolutions sociopolitiques de cette communauté depuis près de 50 ans. MBH

Par Shmuel Trigano

Source: menora info

La tempête qu’a soulevé la probable candidature d’Éric Zemmour est un fait social total, dans le sens de Marcel Mauss, qui récapitule de nombreuses données de la réalité et de l’époque. Sa violence montre que nous sommes en présence d’un phénomène de bouc émissaire qui porte au grand jour un puissant refoulé de la société française, à savoir ce que 67% des Français (et déjà les sondeurs) nomment le « grand remplacement » (sondage Harris). À la différence du passé, cependant, c’est le bouc lui-même qui a accepté, voire même s’est donné le rôle de prendre en charge tous les maux de la société pour l’en délivrer. Mais c’est la conjonction de cette réalité, si dure à nommer, avec le signe juif qui est apparue comme l’aiguillon d’une controverse qui fait toujours rage. Nous ne la comprendrons ni dans sa signification ethnique, ni dans sa portée religieuse mais sociétale. En quoi le fait que Éric Zemmour soit juif – un argument de son discours, que valorise dialectiquement son jugement contrasté de Pétain – fait -il caisse de résonnance pour toute la société française, au point de la révéler à elle-même dans des traits qu’elle ne peut assumer?

 Ce n’est pas un hasard, sociologiquement parlant, en effet, que ledit bouc émissaire volontaire sorte des rangs de la communauté juive et qu’il soit originaire d’Algérie. Cela a à voir avec l’histoire très récente des années 2000 mais aussi avec les fondements historiques de la République.  La conscience collective ne le réalise pas mais pendant de très longs mois (2000-2002), il s’est produit plus de 500 actes antisémites, mettant en cause des populations originaires de l’immigration nord-africaine et subsaharienne, actes sur lesquels le gouvernement de la cohabitation (Jospin) a fait peser un black-out total (auquel les media et les acteurs publiques se sont prêtés ) « pour ne pas jeter de l’huile sur le feu », comme l’avait révélé plus tard le ministre de l’intérieur Daniel Vaillant. Les Juifs se sont sentis alors abandonnés par l’Etat, revivant le traumatisme de l’abandon en 1962 par la France gaullienne d’un million de citoyens français et parmi eux les Juifs d’Algérie.

 Ceux qui avaient vécu ce drame se sont sentis doublement abandonnés lorsque, en tentant d’alerter l’opinion, en 2000, ils se virent taxer de racistes parce que, dans la liste des agressions, tenue en secret par la communauté juive, les contrevenants avaient été identifiés en vertu de leur apparence ethnique (ce qui est le propre d’une signalétique policière). Et tout cela dans un climat où l’on minorisait (y compris des commissariats) les faits pour refuser de voir ce qui équivalait aux prodromes d’une guerre civile intra-française, objectivement motivée par l’antisémitisme. Devant l’évidence, et à des fins de déni, les médias parlèrent de « conflit importé » et donc de la culpabilité d’Israël, assénée durant des années par le discours des médias, devenus relais pur et simple du narratif palestinien. Pire, on parla ensuite de « conflit intercommunautaire », en partageant donc les responsabilités entre les contrevenants et les victimes, au point que des chercheurs américains « progressistes » accusent aujourd’hui les Juifs originaires d’Algérie en France d’être islamophobes et responsables de la situation actuelle. Cette origine est justement en plein sur la sellette du fait de sa connexion supposée avec la plus grande part de la population immigrée qui est d’origine algérienne. Il faut rappeler à ce propos que depuis leur naturalisation en 1870, les Juifs avaient été sauvés du statut de paria qui était le leur dans les pays d’islam. Entre le pouvoir français dans une Algérie qui constituait 3 départements français et ceux qui devinrent des Algériens, leur témoignage est gênant pour les « décolonialistes » d’aujourd’hui. Malgré plusieurs abandons de la France à leur égard au long de l’histoire, Ils ont intériorisé leur francité, synonyme de liberté, ce dont témoigne jusqu’à l’excès Éric Zemmour.

 Se rend-t-on compte de la gravité de la crise que la communauté juive a traversée durant les années 2000 lorsque la situation raviva le traumatisme de l’abandon? Faire le silence sur 500 agressions « pour ne pas jeter de l’huile sur le feu », n’est-ce pas troquer la sécurité des citoyens juifs pour la paix publique?  Environ 40 000 d’entre eux (sur 400 000) ont quitté la France pour Israël, d’autres pour le Canada ou les Etats-Unis. Mais l’émigration n’a pas été qu’extérieure. Elle fut aussi intérieure. C’est à dire qu’il s’est produit un déplacement de populations d’origine juive, surtout celles qui pouvaient se le permettre financièrement, vers des quartiers « sûrs », les quartiers bourgeois où il n’y avait pas de populations immigrées. En somme, ils partaient tout en restant!

Manifestation nazislamiste à la Place de la République

 Cet état de faits n’était pas uniquement la conséquence de l’antisémitisme des islamistes, déjà expérimenté dans le passé, mais aussi de l’état global de la France confrontée au phénomène de l’immigration.  Dès les années 1980, les Juifs, la « communauté « instituée, avaient été embrigadés dans la stratégie politicienne de Mitterrand qui a enfermé la France dans l’aporie : « le parti socialiste ou Le Pen », un dispositif à l’œuvre encore 40 ans plus tard mais que la candidature Zemmour fait exploser. C’est ce qui éclaire aujourd’hui la stigmatisation de Zemmour comme « fasciste ». Sa finalité est de restaurer l’épouvantail du « danger Le Pen. » La communauté juive avait une importance symbolique dans cette manœuvre du fait de la mémoire de la Shoah. Au cœur de cette stratégie, SOS Racisme inventa l’équivalence « Juifs-immigrés ». Le pouvoir dans toutes ces années-là ne fut pas en reste. Il chercha, de façon contradictoire pour la République, à lier la religion juive et la religion catholique dans un « dialogue inter-religieux » de convention dont le but inavoué était de « socialiser » l’islam et dont les retombées furent qu’on donna à penser que les deux religions avaient aussi des problèmes avec la République. Et là, tout a commencé à se démanteler. Dès la fin de 1989 et le néo-républicanisme qui fit alors florès dans l’intelligentsia, les Juifs se virent couramment accusés de « communautarisme », c’est à dire d’être en marge de la République, et, en quelque sorte, d’ouvrir la porte au séparatisme musulman (avant l’heure).

 C’était la première fois depuis la guerre qu’une telle accusation était proférée. La guerre avait ébranlé le statut des Juifs. Vichy avait décrété, selon les mots de Xavier Vallat, qu’il y avait « un peuple étranger en France ». Les Juifs ne pouvaient revenir dans la citoyenneté française sans reconnaître et assumer ce fait : ils avaient connu un destin collectif imposé. Au retour de la guerre, une nouvelle identité juive se créa donc, que je définis comme une « identité communautaire », une expression qui souligne que cette identité symbolique était totalement inscrite dans la société civile. Elle fut possible jusque dans les années 1980, en s’appuyant notamment sur une identification morale avec Israël, exemple d’un destin collectif juif qui n’était pas tragique comme la Shoah.  La finalité de cette identification était paradoxalement intra-française.

Zemmour invité à la synagogue de la Victoire

 Pour comprendre le destin juif en France (et en quoi il concerne directement la France), il faut revenir à la citation de Clermont Tonnerre de 1791 que Zemmour cite souvent pour définir son rapport à sa judéité : « Tout pour les Juifs comme individus, rien pour les Juifs en tant que nation ». On pourrait rajouter cette citation de l’abbé Grégoire, avocat de l’Emancipation :  » Le plan que nous développons entraine la dissolution des communautés juives ». Pour être honnête, signalons qu’il disait de même des « patois » français, des langues et identités régionales. C’est, certes, un principe de l’idée républicaine. Cependant ce qu’Éric Zemmour ne veut pas voir, c’est que ce principe a connu bien des ratés pour les Juifs: l’antisémitisme a surgi avec l’Emancipation, qui s’attaquait désormais à un peuple juif de contrebande, caché derrière les citoyens individuels, l’Affaire Dreyfus, mais avant tout Napoléon, qu’exalte beaucoup Zemmour, et qui imposa aux individus juifs une adhésion obligatoire à une institution centraliste qu’il créa de toutes pièces, le Consistoire, sans compter des mesures de discrimination comme le « décret scélérat », la continuité du serment more judaico qui restauraient dans l’imaginaire politique l’idée qu’il y avait toujours une communauté juive. La France politique voulait des individus dans les Juifs mais elle voyait en eux une communauté.

Sur ces bases, il est logique qu’Éric Zemmour tente de sauver le modèle français, en éradiquant ses ratés historiques et sans accepter l’idée que ce modèle  a perdu une partie de sa validité, en tout cas pour les Juifs. Il le fait en réalité pour pouvoir appliquer la maxime de Clermont Tonnerre à l’islam, la dernière arrivée des religions sur la scène française: une religion qui a échappé, faute d’un Napoléon, à l’imposition du modèle républicain, à savoir l’abrogation par le tribunal de la sharia du droit civil et politique de l’islam, ce que fit pour le judaïsme le Grand Sanhédrin de 1807. Zemmour a besoin de rétrograder les Juifs à 1807, à leur désavantage, pour rendre possible de façon « équitable » cette opération.

 

 En somme, Éric Zemmour donne à entendre en retour aux Juifs qu’il n’y a plus de place pour l’identité communautaire d’après-guerre. C’est ce qu’exprime sa condamnation abusive de l’inhumation en Israël des victimes de l’école Otsar hatorah qu’il compare, sur le plan de la fidélité à la France, à celle de leur assassin en Algérie. Il ne laisse à la conscience juive aucune porte de « sortie » pour surmonter les ratés du modèle de l’Emancipation qui la mettent en question. Retour à la case départ du « Français israélite »… Rappelons que c’est dans l’identification imaginaire à Israël que les Juifs avaient trouvé des forces pour revenir, au sortir de la Shoah dans la citoyenneté dont ils avaient été exclus. C’est peut-être cet effort même qui n’a plus de sens aux yeux de Zemmour du fait de l’affaiblissement de la nation France.

D’un point de vue structurel, il a raison de constater la caducité objective de l’identité communautaire. La société et l’opinion ne la portent plus. J’ai avancé cette analyse dans L’avenir des Juifs de France (Grasset, 2006), tout en envisageant plusieurs voies alternatives: la voie « israélite », la voie israélienne, la voie d’une nouvelle synthèse, encore à imaginer et à fonder. Je ne vois cependant rien se profiler sur ce dernier chemin. Pour les Juifs français qui choisiront la persévérance dans leur être en France, Il est urgent de l’inventer.

 Le grand problème c’est la nouvelle donne qui pèse décisivement dans leur choix: la constitution d’une importante communauté musulmane qui bouleverse mécaniquement et morphologiquement, la nature et le statut objectif de l’identité « communautaire, » y compris d’ailleurs du modèle néo-israélite promu par Zemmour, dans la société française. De ce point de vue, il est clair que la condition de la sécurité des Juifs, dépend du renforcement de la nation « France  » et pas de la décomposition multiculturaliste, dans laquelle, de surcroît l’identité communautaire risque d’être impliquée.

 Le modèle napoléonien classique a vécu en tout cas pour les Juifs. On n’a pas à leur demander ce que l’Etat n’ose pas exiger des musulmans tout en condamnant paradoxalement leur « séparatisme »: les Juifs français se sont déjà réformés en 1807. Peut-être faut-il réinventer le modèle napoléonien ou républicain?

L’avenir français sortira-il d’une réécriture de l’histoire passée ou de l’écriture d’une histoire nouvelle?

 

Alyah de Juifs de France

 

Publications  de Shmuel Trigano sur ce sujetLa République et les Juifs (1982), Un exil sans retour? Lettres à un Juif égaré (1996), L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah (1999), La démission de la République. Juifs et musulmans en France (2003), Les frontières d’Auschwitz, les dérapages du devoir de mémoire (2005), L’avenir des Juifs de France (2006), Quinze ans de solitude, Juifs de France, 2000-2015 (2015)